Par Éric Leblanc. Voyagez jusqu’au rythme contagieux des boîtes de nuit tunisiennes dans ce spectacle aussi intime qu’éclatant.

Au plus froid de l’hiver, qui ne voudrait pas se réchauffer les pieds dans le sable chaud des plages tunisiennes ? Ou, mieux, dans l’excitante ambiance de ce cabaret situé à quelques pas de la Méditerranée – La Potinière, communément appelée El Botinière –, où s’endiablent les corps des hommes et des femmes du quartier. Sous les lumières colorées et dans la pénombre moite, on abandonne tout pour ne garder que l’énergie brute du plaisir en mouvement.

Mais quels sont ces soucis, ces malheurs qu’on laisse à la porte ? Quel est le contrepoids de cette liberté qu’on invoque sur la piste de danse, dans la Tunisie d’aujourd’hui où la jeunesse a tant besoin d’expansion ? C’est ce que le chorégraphe Selim Ben Safia souhaite transmettre dans cette célébration cathartique de la corporalité contemporaine.

S’inspirant de l’ambiance de la boîte de nuit qui l’a intrigué dans sa jeunesse, Selim Ben Safia infuse ses questionnements sur la société qui l’a vu grandir, à travers la lunette de ses apprentissages chorégraphiques pluriels. Celui qui a d’abord exploré le hip-hop au Sybel Ballet Théâtre de Tunis a ensuite développé son propre langage au Centre méditerranéen de danse contemporaine, ce qui l’a amené à fonder une compagnie à Montpellier, en France. Avec ce bagage – et de nombreuses créations – où la dynamique entre le corps et l’espace qu’il habite est au cœur de ses explorations, Ben Safia plonge dans les problématiques de la Tunisie pour créer des œuvres aussi vibrantes que porteuses de sens.

El Botinière a d’unique qu’elle interpelle des souvenirs mêlés à l’imaginaire et qu’elle utilise la fête pour aborder les limites de la liberté et les manières de s’en affranchir. Il s’agit d’une incursion singulière dans l’enfance, démarche rare pour le chorégraphe. Sa maison d’enfance était adjacente au lieu de fête, lequel revêtait des airs de mystère et de secrets dans lesquels il puise des années plus tard. Le mouvement contagieux évite de peu la violence pour célébrer la beauté de la délivrance, laissant transparaître le poids du patriarcat et de l’étourdissante schizophrénie d’une société arabo-musulmane en pleine mutation.

À travers ces thèmes, Ben Safia touche à l’universel en évoquant la quête salvatrice d’une échappatoire, d’une rencontre à l’abri des grands problèmes. Il s’agit de laisser tomber les filtres et les parures pour s’abandonner à l’extase de vivre. Si nous ne pouvons échapper aux sociétés qui nous entourent, nous pouvons les percer de petits points de lumière, nous sauver par l’intérieur. La musique électro et les codes sonores et corporels brisés par le chorégraphe et son équipe participent à rendre la fête citoyenne du monde. Les six interprètes déploient autant d’histoires qui évoquent les personnages et les aventures de toutes les boîtes de nuit : les employés, les musiciens, les flirts, les abandons, les excès, la débauche, l’euphorie, et la chute quand l’extérieur reprend ses droits sur le corps. On ressort de l’œuvre tout moite d’avoir vécu la nuit des autres, un peu plus conscient de sa liberté et de ce qui la brime.

Quelles résonances y a-t-il entre la neige et le sable ? À vous de le découvrir, en entrant dans une Tunisie que vous connaissez moins, loin des clichés, où la sueur du geste libre goûte la politique qu’on évacue, l’incertitude qu’on rejette, la précarité qu’on délaisse le temps d’une nuit. Après avoir fait le tour de l’Europe, El Botinière s’incarne devant vous, face à la noirceur d’où l’on extirpe la lumière éphémère de la danse.

Danse-théâtre. Idéation et mise en scène : Selim Ben Safia. Chorégraphie : Selim Ben Safia et Marwen Errouine. Interprétation : Mariem Bouajaja, Mohamed Chniti, Anissa Daoud, Marwen Errouine, Feteh Khiari et Houda Riahi. Création musicale : Hazem Berrabah. Coproduction : Association Al Badil, CCN de Nantes, CCN de Belfort, ministère tunisien de la Culture, Culture Ressource (Al-Mawred Al-Thaqafy). Durée : 55 minutes, sans entracte.